Texte de Bénédicte Rebord
Il était une fois, un pays lointain dans lequel hommes et mots cohabitaient en parfaite harmonie. Ils vivaient ensemble dans les villes et les campagnes. Les hommes utilisaient les mots pour désigner ce à quoi ils se rapportaient. Aucun asservissement entre les deux peuples, mais une amitié sincère : chacun se délectait des subtilités de vocabulaire. Quoi de plus doux, en effet, pour exprimer une idée que d’utiliser un terme spécifique ? On ne saurait confondre hiberner -pour les marmottes par exemple- et hiverner -pour les troupeaux- au risque de commettre de grandes confusions tant biologiques que langagières. Tous, hommes comme mots, respiraient la félicité.
Mais la paresse gagna les hommes. Ils n’utilisèrent plus qu’une poignée de mots et négligèrent les autres. Les mots exploités outre mesure se distordaient, jusqu’à ne plus ressembler à rien. Malades et épuisés à force de remplir des rôles pour lesquels ils n’avaient été conçus, ils devenaient méconnaissables. De leur côté, les mots qui ne servaient plus, palissaient peu à peu. Ils s’évanouissaient ensuite et disparaissaient des mémoires. Le monde devint triste. Les clochettes cessèrent de tintinnabuler. Tout juste si, de temps à autre elles sonnaient encore. Le plus souvent, elles se contentaient de fonctionner, voire de marcher. Les chiens n’aboyaient plus, ni ne jappaient, mais criaient. Les pissenlits, les jonquilles et les marguerites cédèrent leur place à de banales fleurs, puis à des plantes. La vie devint terne. Plus rien n’eût de saveur. Grisaille et morosité envahirent le pays.
Cela dura des siècles, jusqu’au jour où, dans une contrée retirée, une brebis s’échappa du troupeau d’un jeune berger. Parti, à la recherche de l’égarée, il entendit bêler dans une grotte. Y entrant, le pâtre trouva son agneau broutant une touffe d’herbe à côté d’un vieux grimoire partiellement moisi. Sur la couverture de l’ouvrage figurait en lettres d’or : « Dictionnaire ». Intrigué, le pastoureau ouvrit le volume : il s’agissait de mots listés, suivis chacun de leur définition. Le plus fascinant : ces termes étaient le plus souvent inconnus, ce qui les rendait plus attirants encore aux yeux du jeune homme.
Jubilant, le berger s’empara du précieux manuel et rentra chez lui. Il ne dévora pas l’ouvrage de bout en bout, mais y picora ça et là, avec délectation, des locutions spécialement délectables. Il commença à émailler ses discours de ce vocable nouveau. Dans un premier temps, les proches du berger étaient déroutés : quelle obscurité dans son discours ! Certains y voyaient même une trace de vanité ou d’orgueil. Les discussions étaient parfois cocasses : l’épicière crût que le pâtre critiquait ses radis – de première fraîcheur, pourtant – alors que le jeune-homme la complimentait pour sa mine radieuse.
Puis, peu à peu, les villageois furent à leur tour saisis par la beauté des mots. Mieux encore, ils comprirent qu’utiliser chaque concept le terme approprié permettait aux conversations de gagner en limpidité. Le vocabulaire de tout un chacun s’enrichit et, de proche en proche, le phénomène se propagea à travers tout le pays. Aux « histoires bien » succédèrent des anecdotes croustillantes. On ne se contentait plus d’être dehors : on gambadait, flânait, sautillait, errait, au gré des humeurs. La vie se para à nouveau de couleurs : éclatantes et mates, elles donnèrent au monde sa richesse.