Texte de Pedro Cotado Sampayo
L’heure du grand-père
« Il était une fois un scorpion qui avait une toute petite queue. Pour survivre, il dut contrôler son instinct s’il ne voulait pas se foutre son aiguillon dans la tête. Avec le temps il fut vénéré comme le plus sage des scorpions, l’unique capable de réprimer sa nature meurtrière.
Il était une fois un chevalier allergique au fer qui dut se faire une armure en argent. Dans les batailles, l’éclat de sa cuirasse attirait la convoitise de ses ennemis, mais son courage et sa détresse faisaient toujours de lui le vainqueur. Et pourtant son étendard mille et une fois victorieux et sa brillante armure le pousseront à la mort. Mort par allergie, mort par jalousie, mort par ses frères d’armes qui ne supportaient plus le voir s’élever parmi eux, mort par un poignard de fer planté dans le dos.
Il était une fois un chien qui, renversé et mutilé par un chauffard, marchait sur ses pattes arrière. Ne pouvant supporter l’allure humaine que cette manière de trotter lui donnait, il se suicida. Pas à pas, jusqu’à ce que sa patte ne toucha plus le sol, il se précipita dans une falaise. Malgré lui, ce dernier geste le rendit encore plus humain.
Il était une fois un enfant qui ne voulait pas grandir. Son vœu fut exaucé. Il finit ses jours au cirque, accompagnant le clown triste comme une petite ombre, le nain sérieux au regard méchant.
Il était une fois un loup qui tomba amoureux d’une jolie bergère. Rongé par l’amour, il lui offrit son plus grand trésor, sa liberté. Il devint le premier chien berger, le premier loup qui n’aboyait pas les nuits de pleine lune.
Il était une fois une mouche de porcherie qui songeait à habiter dans un grand palais. Un beau jour, elle s’envola à la poursuite de son rêve. Elle mourra d’inanition sur le magnifique chandelier en cristal de Bohème, au milieu du très opulent et très propre salon royal.
Il était une fois un paon fier de ses mille yeux. « Je suis l’animal le plus beau au monde, le roi de l’exquis » vantait-il aux quatre vents. Un jour, le renard, toujours famélique, lui fit la peau. Pendant qu’il le dévora, il pensa que « l’animal le plus beau au monde » n’avait finalement que le goût du poulet.
Il était une fois un chou qui enviait l’odeur de la rose, source de l’inspiration des poètes. Quel dommage qu’il n’ait pu se voir, démembré, cuisiné dans une chaumière délabrée. Il aurait vu comme toute la famille s’approchait de la poêle et reniflait en extase la divine odeur de leur unique repas du jour. Jamais le parfum d’une rose ne serait aussi bien célébré.
Il était une fois… »
Un jour, je demandais : « Grand-père, pourquoi me racontes-tu toujours des histoires ? » Lui ne voulut pas me répondre tout de suite. Il prit un crayon et un morceau de papier. Après avoir écrit quelques lignes, il l’introduit dans une enveloppe qu’il ferma avec le bout de sa langue. En me la donnant, il dit « quand je serai mort, ouvre-la et lis. Tu sauras pourquoi. »
Aujourd’hui, mon grand-père est mort… Dans l’enveloppe il me laissait sa dernière fable :
« Il était une fois un grand-père qui aimait son petit-fils. Le grand-père habitait dans une maison de retraite et le petit-fils lui rendait visite une fois par semaine, toujours les mercredis de cinq à six heures. L’enfant lui racontait ce qu’il faisait pendant la semaine et le vieux le gâtait avec des bonbons et des caresses.
Mais le grand-père avait une peine. Il écoutait parler le petit et s’apercevait que celui-ci faisait toujours les mêmes choses, qu’il habitait dans un monde où les enfants sont entourés de machines, d’horaires, d’activités programmées, de cours extra-scolaires… Une stricte réalité parcellisée. Que deviendra le grand-père quand il sera mort ? Sera-t-il un trou à remplir les mercredis de cinq à six heures ? Non, il refusait que son cher petit-fils soit un carré de plus dans l’organigramme de ce monde trop réel. Mais que pouvait-il faire ? Comment pouvait-il le sauver des griffes de la monotonie ? Il eut une idée. A chaque visite il lui raconterait des fables. Celles-là seraient ses legs.
Le grand-père mourut avec l’espoir d’avoir éveillé l’imagination de son petit-fils, de lui avoir laissé en héritage une cour de récréation où la réalité devait rester à la porte.
Sur le revers de la feuille, je lus une dernière ligne entre parenthèses, un adieu :
« Parce que, mon cher enfant, « il était une fois » pourrait bien être aujourd’hui… »