Texte écrit par Mme Morgane Delattre
Un parfum amer
Depuis combien de temps attendait-il sur ce trottoir ? Une sensation de brûlure lui dévorait les orteils. D’abord, il avait commencé par ressentir un léger engourdissement dans chacun de ses doigts de pieds puis l’engourdissement avait laissé place à l’impression désagréable d’avoir dix gros glaçons à l’extrémité de ses chaussures. Maintenant, le froid était si intense qu’il se traduisait par cette horrible brûlure qui vous empêche de penser à quoi que ce soit d’autre. Sale temps que celui de l’hiver ! Un jour il quitterait la Suisse pour aller se réchauffer sur une île paradisiaque, un jour… Au feu ! Ses orteils se seraient-ils vraiment embrasés ? Sortant de sa rêverie tropicale, Tony huma l’air de plus belle. Non ! Ce n’était pas sa chair qui brûlait, cette odeur laissait simplement présager la sortie du four d’une pizza au feu de bois. Oh doux parfum ! Voilà ce qu’il prendrait chez Michele, une pizza capricciosa ! Tel le chien de Pavlov, la senteur de son futur festin le faisait déjà saliver. Là, dos à la vitrine du restaurant, il imagina le pizzaiolo en train de confectionner sa capricciosa : d’abord la pâte, pétrie à deux mains, tournoyant dans les airs au-dessus de la tête de Luigi (oui, ça faisait cliché mais il avait envie de donner un nom italien à son pizzaiolo !) puis abaissée délicatement sur le plan de travail fariné. Ensuite, Luigi prendrait la sauce tomate, aux notes délicates d’origan, et il l’étalerait circulairement de l’intérieur vers l’extérieur. Bientôt viendrait le tour de la mozzarella di bufala, ferme et tendre à la fois, elle se poserait sur le lit de sauce tomate. Des champignons, des anchois, un peu de verdure pour avoir l’impression de manger équilibré. Et enfin, le meilleur : de belles tranches de jambon italien. Luigi la mettrait ensuite au four à bois, comme celle qui dégageait en ce moment une odeur alléchante et chaleureuse. Tony se dit alors que les tropiques, c’était un peu loin. Le soleil de l’Italie pourrait à coup sûr le réchauffer. Il allait y penser mais… de l’ail ! Les cuisine de Michele laissaient maintenant échapper un effluve plus relevé ! Il connaissait cette odeur, ça devait certainement être des spaghetti alle vongole ! Voilà ! tony s’était décidé, il repasserait pour la pizza. Ce soir, il mangerait des pâtes aux palourdes ! Il s’y voyait déjà : devant une belle assiette remplie généreusement, il prendrait les palourdes une par une pour en sortir le mollusque puis, une fois qu’il aurait enlevé toutes les coquilles, il mangerait une fourchette de spaghettis, puis une de palourdes, puis encore une de spaghettis, etc. Mais attendez ! Il avait oublié une chose essentielle : ce relent de cuisine italienne ne pouvait pas atténuer la sensation de sécheresse qu’il avait au fond de la gorge ! Sale temps que celui de l’hiver ! Le froid l’assoiffait. Avant de manger ses palourdes, Tony commanderait donc une bonne bouteille de n’importe quel nectar italien ! Chianti ? Montepulciano ? Tout ce qui rentre, fait ventre, le serveur saurait le conseiller. Et oui, il prendrait une bouteille pour lui tout seul. A la vue de son plaisir en buvant, d’autres clients se joindraient à lui. Il leur offrirait alors un peu de son délicieux breuvage et ils referaient le monde tous ensemble ! Après, il faudrait commander le dessert : Tony sentait déjà d’ici l’odeur de la torta della nonna ! Aussurément, elle serait succulente mais pour ne pas avoir de regret, Tony prendrait aussi une part de tiramisu. Là, avec ses nouveaux amis, ils riraient en se racontant les anecdotes de leur jeunesse passée trop vite ! On amènerait alors le limoncello. Tony n’en avait jamais bu car il trouvait que ça sentait le liquide vaisselle ! Mais ce soir, avec tout ce beau monde à ses côtés, Tony se laisserait tenter ! Ensuite, naturellement, tous les clients se mettraient à danser ! On chanterait aussi ! Oui ! Alors, soudain arriverait Suzanne, sa chère Suzanne ! Il ne la verrait pas tout de suite, il sentirait d’abord son parfum. Ce soir, elle aurait choisi une senteur de jasmin et c’est cette promesse florale qui ferait succomber à novueau Tony ! Il se retournerait, la verrait toujours aussi resplendissante et lui dirait…
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Dégage, Tony !
Le coup fut brusque, violent, en plein dans les côtes. Retour à la réalité : le froid, la rue, l’absence de Suzanne.
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J’fais rien de mal, je veux juste…
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Dégage, je te dis ! File ou je t’en remets une ! tu fais fuir les clients ! Un clodo devant la porte c’est pas vendeur !
L’odeur du feu de bois était toujours là, les orteils, toujours froids. Le jasmin, lui s’était déjà évaporé.
Morgane Delattre – Troisième Prix du Concours d’écriture 2015