J’en ai ras la truffe de ces «dîners en ville » Cette manie de mettre les petites gamelles dans les grandes, de se lécher le poil pendant des heures pour l’avoir plus brillant et lustré que les autres ! Encore heureux qu’on ne m’ait pas laissé dehors ce soir, attaché comme un chien à côté de Corn Flakes, cet abruti de cocker dépressif. Comme il a chopé la gastro, il est privé de salon. Moi, j’ai toute SA maison comme terrain de jeu. Je sens que je vais bien m’amuser…
***
Comme d’habitude, ma femme Laure dirige les opérations. Moi, c’est Tom, son homme à tout faire de mari.
– Entrez, chers amis ! Anne, sais-tu sur quoi tu t’essuies les chaussures ? Un tapis en fibre végétale nouvelle génération ! Oui, tu n’en reviens pas, je sais… Marc, donne-moi ta veste… Hum, du pur coton bio ! Tom, emmène nos invités au salon, et fais taire les enfants, on ne s’entend plus.
Ce n’est pas à cause des enfants qu’on ne s’entend plus, impossible d’en placer une avec Laure, lancée pour la soirée comme un train à grande vitesse.
– Comme vous avez bien fait d’amener votre Dark Vador ! Voilà un toutou plus en forme que notre pauvre Corn Flakes.
Un coup d’œil par la baie vitrée confirme l’état du « pauvre » Corn Flakes, dont l’œil amorphe fixe son fringant rival labrador.
– Il est pourtant nourri aux croquettes les plus saines, je ne comprends pas. En tout cas, Ruth et Paul vont être ravis de jouer avec Dark, n’est-ce pas les enfants ? Allez, grande partie de cache-cache, vous avez toute la maison pour vous ! Je vous appellerai pour le dessert.
– Si c’est une île flottante à l’eau, j’en veux pas, boude Paul.
– Voyons, Paul, le gronde Laure, ce jugement arbitraire s’enracine dans l’ignorance – ce qui n’est pas une fatalité. Dois-je te rappeler une énième fois qu’…
« Qu’il est tout bonnement assassin de cuisiner les œufs de la poule, lesquels représentent de mignons poussins sans défense livrés à nos infâmes appétits humains, etc, etc…» Je connais ces discours, au soupir désabusé près ; je mets Laure en sourdine en poussant plus fort ma chaîne hifi.
– Tada ! crie ma femme, en découvrant des mugs remplis d’une crème marron beige, comme si elle venait de matérialiser un lapin blanc dans un chapeau – Surtout pas ! Cirque et magie sont aussi prohibés quand ils mettent en scène des animaux. Sur ce point, je lui donne raison, je n’aime pas qu’on maltraite nos amies les bêtes. Un silence inhabituel me ramène à la réalité. Zut, je viens de rater ma réplique ; Laure me lance un regard orageux. Je me rattrape :
– Ma Chérie, que nous as-tut concocté, cette fois ?
Comme si c’était différent du dernier repas. Mais non, aucun espoir, toujours cet ingrédient de base qui me sort par la glotte, l’incontournable, l’insipide, le dégoûtant TOFU.
– Mais il s’agit de cette merveilleuse tartine de marrons et de tofu fumé, Chéri !
Nos invités jouent bien leur partition et feignent l’extase.
– Bien, parlons « affaires » maintenant, recentre Laure. Anne, as-tu fait les repérages nécessaires à notre prochaine intervention dans la boucherie «Agnelin» ?
Autant je respecte ma femme pour ses choix alimentaires et son louable combat contre la souffrance animale, autant je réprouve ses plans de destruction massive des commerces de viande. Je sais, moi, pourquoi Corn Flakes va si mal. Face à ses croquettes vegan, il déprime ! * * *
Aucun intérêt, ces gamins. La fille m’a serré le cou en m’imposant de pénibles câlins et le garçon ne pense qu’à me défier à la course. Risible. J’ai réussi à leur fausser compagnie en me faufilant dans l’entrebâillement d’une porte. Enfin un endroit calme, à l’abri des gnomes. Le parquet fraîchement ciré est un plaisir sous les coussinets. Une petite sieste ne serait pas de refus. Mais… quel est ce délicieux fumet que captent mes récepteurs nasaux ?
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– Reprenez de ce tartare de betterave !
Laure fourre d’autorité plusieurs louches à nos amis. Je déteste la betterave. Dix ans que je me farcis ce tartare. C’est la valse des plats maudits ce soir ! Ensuite, je parie sur ces pâtes de soja aux algues japonaises. Au secours !
– Je disais donc que, munis de nos cagoules et combinaisons noires, nous pulvériserons sa vitrine à coup de battes de baseball. De combien de battes disposes-tu, Marc ?
Le fameux Marc n’a pas encore desserré les dents, il mâche le même morceau de tofu depuis des heures. Finalement, il n’avoue pas plus d’une batte à son actif. Bien sûr, c’est insuffisant. Le décompte des armes est interrompu par le bruit d’une cavalcade.
– Maman, Maman ! Regarde ce que Dark Vador a trouvé dans le placard de Papa !
Une suée me dégouline dans le dos. Je n’ai quand même pas laissé la porte de mon bureau ouv…. Dark Vador bondit au milieu du salon, d’énormes saucissons dans la gueule. Corn Flakes s’écrase contre la porte-fenêtre, s’étranglant avec sa laisse. Mes saucissons corses ! Bouffés par Dark Vador. Autant donner de la confiture aux cochons ! Laure s’est évanouie.
** *
Je n’ai pas compris cet affolement qui a saisi ces humains jusqu’alors civilisés et plutôt placides. Je me réjouis néanmoins de notre enthousiasme commun pour les mets délicieux dont la nature nous comble. Rien à voir avec ces croquettes végétales immondes. Corn Flakes s’est salement amoché. Je savais que je passerai une bonne soirée !