Tête-à-tête sans complexe
Dans la boîte d’échanges, à côté de Claude François et de Madame Bovary, un bonnet rose bonbon. Difficile d’imaginer le couvre-chef coiffer quelqu’un. Qui avait eu le cran de cacher ses oreilles dans ce fourre tête poilu ? Qui oserait chiper l’accessoire ? Peu importe, un pensionnaire ou un visiteur en ferait son affaire. Bonnet de père inconnu, né sous X, remis à l’adoption.
La caissette à bazar, droite sur ses quatre jambes, voisinait avec les fauteuils roulants dans le hall de Part’âge. C’est comme ça qu’ils avaient eu l’audace d’appeler l’établissement. Une maison pour seniors++ qui ressemblait davantage à une auberge de jeunesse à la retraite qu’à un EMS nouveau-né. La résidence, plantée en plein cœur de la ville, n’avait rien pour elle : pas d’accès en transports publics, pas de soleil, pas de commerces à proximité, rien ! A la rigueur, cette boîte d’échanges trompait-elle la morosité du lieu, donnait-elle une vague impression de vie sociale.
D’ailleurs, un EMS, à quoi bon ? Soulager les consciences, redorer le profil des élus du dernier rang, pallier le manque d’entourage qui ressurgit à chaque canicule ?
– Pour faire semblant. Semblant qu’on s’occupe de vous quand votre unique interlocuteur est un manche…
– (Résigné) : Semblant ou pas, on est bien seul au monde.
– Les architectes, tout artistes qu’ils s’estiment, sont décidément seuls à croire en leur talent. Une fois leurs plans dessinés, les concepts de mixité et de bien-être restent dans les vapes. Peinture verte sur béton gris, baies vitrées sur jardin fermé. Dedans, le résultat est pire : plafonds bas, pièces à vivre réduites au minimum vital, euh… légal ! Les locataires ne restent pas longtemps, pas besoin de passer une deuxième couche ou d’arranger les bacs à fleurs… Mais soyons honnêtes, l’EMS fait un geste : chacun a droit à sa brosse à dents estampillée « Part’âge ». Cadeau de bienvenue !
(Remerciements en sourdine, à l’entremetteur EMS)
– (Soupirant) : piètre fin de vie !
– Mais fin de vie quand même.
Un bonnet rose sur la tête, Samuel conversait avec sa brosse à dents. Dialogue de sourds dans une maison d’aveugles, personne ne voyait jamais quelqu’un, personne n’avait jamais entendu quelqu’un. Pour couper court au manque de répondant, manque de l’autre, il consacrait tout son temps aux gestes à priori ordinaires, qu’il agrémentait de paroles. Sa manière à lui de survivre au vide. Car même s’il se considérait comme un pensionnaire sans ticket de sortie, il n’avait pas dit son dernier mot et tenait son ultime souffle à l’écart.
Son imagination déraisonnée et délirante – pour qui n’est pas du coin – lui permettait de poursuivre sa vie à deux, dans un quotidien qu’il ne partageait désormais plus qu’avec sa nouvelle bien-aimée.
Samuel, avec sa délicatesse habituelle, et grâce à ses mots en goguette, avait la douce impression de faire rire sa dulcinée, pourtant aussi sourde que le verre où elle baignait lorsqu’il la reposait. Au moment du coucher, un sentiment de complicité l’habitait. Il accordait beaucoup d’importance à ce rituel durant lequel têtes et corps se préparaient au sommeil. Du revers du pouce, il caressait les cheveux blancs de sa belle, puis l’invitait à bichonner ses deux canines rescapées. Sourire éclatant dans le miroir de la chambre no 15.
Ce jeudi 16 août, à 20h 30, Henriette, balayette à canine, avait le poil brillant, plus luisant qu’à l’accoutumée. On aurait dit une jeune fille sortant de chez le coiffeur, avec sa coupe en brosse. Alors qu’elle se contemplait dans le miroir, son partenaire la chatouillait doucement. Prélude. La porta délicatement à ses lèvres. Invitation. Déclama à voix haute le poème composé secrètement chaque soir devant la glace. Déclaration. Il la coucha, toute tressaillante, sur la ligne de vie de ses mains, la transporta jusqu’à son lit. Elle perdit l’équilibre. Il enfonça son bonnet de nuit, ses fossettes se mirent à rougir : parfum de fraise Tagada dans les draps. Dégustation.
Au réveil, il se lécha les lèvres pour ne rien perdre du délicieux moment. Porta un pouce à l’extrémité de son nez, ouvrit la paume de sa main en écartant les doigts, nargua les spectateurs… absents. Pied de nez !
– Je t’aime moi aussi, à la vie à la mort !
Martine Schweri