3ème prix du concours d’écriture 2020 (Virginie Rossier)
L’air de la campagne
Je traîne les pattes. Quelle idée de vivre là-bas, au milieu de rien... Passer l’après-midi avec eux ne m’exalte déjà pas mais en plus, devoir leur rendre visite dans leur fief au fin fond de nulle part, c’est d’un ennui ! Rien que de penser au continuel prêchi-prêcha de la pendule du salon qui va me rabâcher que je ne récupérerai jamais le temps qui s’y enfouit au ralenti, entre les cageots de pommes et de patates… quelle angoisse ! J’ai beau ralentir tant que je peux, je n’ai aucune chance de louper ce fichu train, je suis bien trop en avance. Bon de toutes manières, pas le choix, il faut bien y aller. Ça leur fera plaisir et je ne reste pas longtemps. Je serai vite de retour à la civilisation… Au moins, j’y vais accompagnée : un bon vieux Stephen King dans la poche, ma seule consolation… J’entre. Le train semble vide. C’est déjà ça de gagné, je vais voyager tranquille. Personne pour m’importuner pendant ma lecture… Salut Danny, me revoilà. Alors tu l’ouvres ou pas cette chambre 217 ?
Le cri strident de l’alarme signale la fermeture des portes et me ramène en un instant de l’hôtel maudit à mon fauteuil de velours. Je regarde par la vitre. Une jeune femme court sur le quai. Elle se faufile in extremis dans le wagon et se plie en deux, les mains sur les cuisses, à bout de souffle. Elle halète mais sa course n’est pas venue à bout de l’immense sourire qui lui fend le visage. Sa bouche est figée, ses dents cimentées à sa lèvre inférieure. Elle a l’air heureuse même sans oxygène. L’adrénaline produit parfois de drôles d’effets…
Sa respiration ralentit. Elle entame la remontée du couloir pour choisir un siège dans la rame presque déserte. Je me replonge dans ma lecture, sereine : aucune chance qu’elle ne s’introduise dans mon carré privé.
Elle et son sourire s’installent pile en face de moi. Je me tourne pour vérifier : il y a des sièges libres partout dans le wagon. Bon. Au moins, Dame Sourire est discrète. Pas de casque hypocrite qui laisse échapper des basses irritantes. Pas de conférence vidéo de la plus haute importance qui expose sans pudeur les détails de sa vie privée aux rares utilisateurs du convoi. Elle ne fait que scruter le paysage. Et sourire. Je l’observe du coin de l’œil. Je ne voudrais pas croiser son regard. Devrais-je lui retourner son sourire ou pas ? Il ne doit pas m’être adressé vu qu’il squatte son visage depuis plus de cinq minutes.
Sans la regarder, je sens bien qu’elle m’inspecte, qu’elle me fixe. Est-ce que je change de place ? Oh et puis zut, j’étais là avant elle… Elle porte des bottes en caoutchouc qui remontent jusqu’à ses genoux. Pas une trace de terre sur ses bottes. Pas une trace de relâchement dans son sourire. Il m’écrase ce sourire. Combien peut peser une expression ?
Dehors, sous le crachin grisâtre, le décor change. Les immeubles se font rares, remplacés par des hangars. Après la zone industrielle, les champs apparaissent. La campagne embuée défile derrière la vitre. En transparence, le reflet de son visage réjoui m’observe. Je suis tentée de la dévisager à mon tour. Si je l’affronte, peut-être sera-t-elle décontenancée et abandonnera-t-elle ce fichu rictus ?
Le train s’arrête. Une petite gare. Presque tous les passagers descendent ici. Pas elle. On repart. Elle fouille le sac de sport qu’elle a posé sur le siège d’à côté et en sort un large ruban adhésif. Elle en déroule une portion, en jauge la longueur. Mon pouls s’accélère. C’est la taille idéale pour bâillonner quelqu’un. Elle a choisi de s’asseoir en face de moi. Parmi tous les sièges libres…
Elle rapproche son majeur et son index et enroule le scotch autour de ses doigts pour les maintenir ensemble. Je me calme… Quelle idée stupide ! Où suis-je allée chercher ça ?
Elle sourit. Son sourire vitreux flotte sur les vignes qui défilent.
J’essaie de lire. Je fais semblant. Les mots n’atteignent pas mon cerveau.
Elle recommence à fouiller dans son sac et sort un sécateur. Elle sourit. Elle en lisse le tranchant avec le doigt. Elle sourit. Il n’y a plus personne dans le train. Plus qu’elle et son sourire. Peut-on trancher une gorge avec un sécateur ? Peut-on trancher une gorge avec un sourire ? Elle sourit. Si elle ne m’a pas sauté dessus avant la fin du voyage, je quitte le train en courant, je le jure !
Le train ralentit à nouveau. Elle agrippe l’anse de son sac et se lève. « Bonne journée ! » Elle descend. Son sourire la suit. Je respire. Je n’ai pas lu une ligne. Est-ce l’idée de jardiner sous la pluie qui la rendait si heureuse ?
Je n’ai jamais aimé la campagne…
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