Comme au bon vieux temps
Depuis longtemps la brume avait recouvert ce qui restait de ciel. Partout. Partout ce n’était pas juste un village. Ce n’était pas juste la capitale, et non plus le pays, c’était le monde. Le monde tout entier, du village le plus reculé, le plus isolé à la montagne la plus haute. Partout la brume avait recouvert le moindre espace.
Mon père me parle de livres et de films de son époque dans lesquels le futur ressemblait un peu à ce que l’on vit maintenant. Je lui dis que c’est chouette que des gens aient réussi à penser le futur et à le décrire, lui il ne trouve pas ça chouette mais terrifiant. Il me dit que ces scénarios futuristes, utopistes, il dit aussi dystopiques (je ne comprends pas la différence, mais bon…) il me dit donc que personne ne croyait que cela pouvait réellement arriver et qu’aujourd’hui on vit littéralement dans un livre de Philip K. Dick. Il me dit que maintenant que c’est là, il n’y a plus d’espoir, que le monde est fini, que nous avons tout détruit et qu’il nous plaint, nous les prochaines générations.
Il m’ennuie avec ces histoires, ce ciel dont il me parle avec tellement de nostalgie ! On en a un de ciel nous aussi ! Et on en a une époque nous aussi ! Il ne voit pas le beau là où il regarde, et à quel point la brume est magnifique. Lui dès qu’il lève les yeux, il soupire ! Il ne voit pas les nuances de chaque journée, les reflets d’une brume gris claire, ou d’une brume presque bleu argentée.
Avec ma copine Claire on va parfois marcher sur la colline derrière la maison, lorsqu’on arrive tout en haut, on retire nos masques et on s’amuse à crier le plus fort possible. Papa ne veut pas que je retire mon masque quand je suis dehors, il dit que ce n’est pas bon pour mes poumons. Quel Rabat-joie ! Si je l’écoutais je ne ferais jamais rien !
Je lui dis que les masques c’est quand on fait des efforts, que ça évite de s’essouffler mais que quand même on peut l’enlever pour rigoler, ou pour crier ou quand on a un peu envie de se détendre. Quand je suis énervée je lui dis aussi que les masques c’est pour les vieux, et que moi je ne suis pas vieille ! Il ne comprend rien et il a peur de tout, il m’énerve, je l’adore, mais il m’énerve !
Toujours à me parler d’avant, de comment c’était avant ! De ce qui a changé après la guerre de je ne sais plus quoi, la bombe, la brume, les masques… Bla Bla Bla. Il vit dans le passé. Je le lui dis mais il rage encore plus. Moi ma vie c’est maintenant et je m’amuse, j’ai des amis, je suis bien où je suis, je ne vois pas quel est le problème! Pourquoi il ne peut pas profiter de tout ce qu’il a ! On a une grande maison, l’école est à côté. En plus, contrairement à la ville, chez nous le couvre feu est à 22h ! C’est 3 heures de plus qu’ailleurs !
De toute façon je ne vais pas croupir ici, même si j’adore mon village, j’ai des projets. Dans quelques mois, je compte bien partir étudier à la capitale, une fois le diplôme en poche c’est direction Mainstone Agrogenetic Cie et à moi la belle vie !
Tout ceux qui travaillent dans cette entreprise, en plus de se faire un paquet de fric, ont une maison sur le campus de la boîte, avec piscine, spa, activités, clubs, tout ça gratuit. Le campus se trouve sur « Dôme Island », une de ces îles avec dôme couvrant, l’air est pur, filtré en continu, ce qui fait que tu passes ton temps, tout ton temps sans le masque !
Quand j’ai fait part de mon projet à mon père, j’ai bien vu qu’il n’ était pas très emballé, mais il a dit : Une vie sans masque, c’est ce que je te souhaite de mieux, ma chérie.
Je sais qu’il est contre cette compagnie, il dit que c’est à cause d’entreprises comme celles-là qu’on en est là aujourd’hui… je ne vois pas du tout le rapport ! Il n’y a pas d’air, on a besoin de masques pour vivre, et je lui parle d’une île où l’air est omniprésent et il rechigne ! Alors oui, il n’y a pas de dômes partout, et comme on dit l’air ça se mérite, c’est pas gratuit non plus. C’est pour ça que je veux réussir… pour vivre avec de l’air pur tous les jours, plus se prendre la tête à se demander, est-ce que je peux faire ça où ça aujourd’hui, je pourrais tout faire !
Mon père le progrès ça le dépasse, et on ne parle même pas de l’agriculture génétique!
Mainstone agrogenetic cie c’est l’avenir, moi ça fait des années que je veux travailler là-bas…Lui il voudrait qu’on fasse encore pousser des trucs dans la terre comme au moyen âge. Même s’il me dit qu’il y a 40 ans en arrière ce n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler le moyen âge…
Dans les dômes on pourrait faire pousser des choses, car il y a de l’air plus pur, mais les plantes ça consomme énormément d’air et ça prend beaucoup de place ! Des champs entiers pour quelques légumes. C’est beaucoup plus simple et surtout rapide de créer génétiquement ce dont on a besoin, et qui plus est directement à maturation. On se passe de toute une logistique inutile et on peut manger tout de suite ce qui est créé !
Mais ça ne sert à rien d’argumenter avec un nostalgique qui ne veut pas que les choses changent et qui ne s’adapte pas au monde tel qu’il est.
Moi en tous cas j’ai des rêves à réaliser, et j’y arriverais. Et un jour j’inviterais mon père sous le dôme. Une fois par an sur le campus, chacun peut inviter deux membres de sa famille pour quelques jours. Je lui montrerais mes créations, mon travail et on se promènera sans masques toute la journée, au grand air.
Je l’imagine déjà respirer à pleins poumons, tout ému en me disant ce qu’il dit tout le temps lorsqu’il est nostalgique ou heureux: « c’est comme au bon vieux temps ! ».