Noé avait mûrement réfléchi avant de fixer l’instant fatidique de son projet. Plusieurs facteurs étaient à prendre en compte. Les sœurs Croquemitaines devaient être à bonne distance de leur domicile pour au moins deux heures, les parents en présentiel sur leur lieu de travail, et lui-même affranchi de toute obligation scolaire. En ce mercredi matin, tous les voyants étaient au vert. C’était maintenant !
Cœur battant la chamade, jambes flageolantes, il se tenait coi sur le paillasson des voisines de palier jetant en direction de l’ascenseur puis de l’escalier des lorgnades assassines. Personne en vue ! Il fit émerger de son poing serré la clé de l’appartement, l’introduisit dans la serrure, la fit tourner, appuya sur la poignée, poussa la porte, se faufila à l’intérieur du logement aussi discret qu’une ombre. Puis il referma vivement derrière lui et tremblant de tous ses membres, resta quelques secondes appuyé au chambranle. Incrédule, stupéfait de sa propre audace, il balaya du regard le couloir aux murs jaunâtres qui s’étirait devant lui desservant les chambres et les toilettes sur sa gauche, la cuisine et la pièce de vie sur sa droite. Il cristallisa alors son attention sur la porte du fond, celle du placard, celle derrière laquelle devait se trouver le… Il ne put se résoudre à évoquer le mot, reformula sa pensée : celle derrière laquelle devait se trouver « l’affreuse chose ». Le temps semblait suspendu. Soudain, une idée s’imposa. Il rouvrit brutalement, récupéra la clé oubliée dans la serrure, la fourra dans sa poche de jean, se fustigeant intérieurement pour cet oubli qui aurait pu dénoncer sa présence en ces lieux et faire capoter la mission. Il respira un grand coup et, enfin, avança prudemment dans le corridor. Un pas, deux pas, trois pas… Il s’arrêta à une distance suffisante du débarras pour en permettre l’ouverture de la porte. Son cœur continuait de s’affoler dans sa poitrine et des sueurs froides coulaient dans son dos. Dans quelques secondes, si ses parents n’avaient pas menti, il allait se retrouver nez à nez avec le cadavre du placard ! Main sur la poignée, il hésitait encore et encore se demandant s’il supporterait la vue de ce cadavre décomposé qui ne devait guère sentir la rose. Du haut de ses sept ans, le garçonnet ne savait pas grand-chose de la mort et de ses affaires. Mais il connaissait bien l’épouvantable odeur de ses baskets quand elles restaient trop longtemps enfermées dans le meuble à chaussures. Alors… un macchabée ! Il tendit prudemment le visage vers le cagibi et se mit à le flairer, à le renifler. Mais aucune odeur nauséabonde ne parvint à ses narines. C’était toujours ça ! Il exerça une légère poussée sur le bec-de-cane tout en repensant à la scène qui l’avait conduit jusque là. C’était une huitaine de jours auparavant. Ses parents l’avaient envoyé se coucher avec la permission de lire sa BD favorite pendant quelques minutes. Lorsqu’il s’était rendu compte qu’il avait oublié le livre sur un fauteuil du salon, il était revenu le chercher en catimini. Dans la cuisine, son père et sa mère discutaient à voix basse. Noé avait tout de suite compris qu’il était question des nouvelles voisines de palier, deux vieilles filles, polies et discrètes avec lesquelles le couple avait sympathisé. Mais dépourvu de grands-parents, Noé avait lui une perception bien négative du vieillissement et de la vieillesse. Il assimilait les braves femmes à des sorcières usées, voûtées, laides et donc méchantes, qu’il avait surnommées les sœurs Croquemitaines. Ce soir-là, caché derrière la porte de la cuisine, il avait surpris ce curieux dialogue :
– Tout de même, ça m’a beaucoup étonné que Maggy et Loulou nous confient un double de leur clé.
– Que veux-tu, elles ont confiance en nous. C’est bien non ?
– Oui mais… Tout est relatif. Elles n’ont pas assez confiance pour sortir le cadavre du placard !
– Ah, ça, C’est autre chose ! Laisse-leur un peu de temps. Elles finiront par comprendre que nous avons deviné leur lourd secret. Et elles se confieront… Bientôt… Tu verras !
Noé n’avait pas eu la force d’en entendre davantage. Il avait rejoint son lit à pas de loup alors que les mots « secret », « squelette » et « placard » dansaient dans sa tête une gigue endiablée. Cette nuit-là, horrifié, il n’avait dormi que pour faire les pires cauchemars de sa jeune existence, et le lendemain, il s’était juré d’en avoir le cœur net, de vérifier par lui-même cette incroyable histoire de cadavre.
C’était maintenant ! L’enfant s’extirpa de ses souvenirs et, bouche sèche, souffle court, reporta son attention sur le bec-de-cane que sa main crispée poussait encore. L’extrémité du pêne s’était désengagée de la gâche et la porte s’était entrouverte. Noé ferma alors les yeux et tira fortement sur le battant. Dans son imaginaire se tenait en face de lui un long squelette humain identique à ceux en plastique incassable que l’on peut voir dans certaines classes de biologie. Cependant, lorsqu’il trouva enfin la force de relever les paupières, son regard ne rencontra que des étagères garnies de boîtes de chaussures, albums photos, vases de faïence et autres objets hétéroclites. Sur chacun des murs latéraux, de vieux clous supportaient balai coco, balai brosse, balai à franges et tête de loup… Mais point de cadavre !
Il était là pourtant. Invisible aux yeux du trop jeune et trop ignorant garçon. Sous la forme d’une photo scotchée à l’intérieur de la porte. Le cliché de deux femmes élégantes et radieuses s’embrassant sur la bouche dans une salle de mariage. Maggy et Loulou !