Nul ne s’est aperçu qu’elle était vivante
Les plombs ont sauté, la télévision s’est éteinte et la petite hélice du frigidaire a cessé de tourner. Seules les aiguilles de l’horloge ont continué de décompter le temps. Puis un jour à leur tour elles se sont tues.
Ce matin, à l’heure ou l’aube éclaircit les rives du lac de Côme, dans sa maison de Prestino, impassible sur la chaise du salon, Marinella attend. Aujourd’hui, c’est le grand jour.
Toute la nuit, le vent a battu le volet de sa chambre et réveillé les voisins. Il n’a pas faibli depuis et secoue le vieil arbre mort du jardin, mais rien ne perturbe Marinella. A quoi rêve-t-elle ? On ne sait pas, mais sa posture immobile donne à penser que de profondes pensées l’habitent.
Voilà longtemps que le voilage des rideaux ne tremble plus, malgré le vent dehors qui s’exténue. Il fut un temps, Marinella aimait ouvrir la fenêtre et danser avec les voiles qui se soulevaient dans la pièce comme la jupe de Marilyn Monroe, ou comme le drap d’un fantôme enfantin qui l’effleurerait dans sa fuite, et l’air jouait, et l’air entrait, et l’air sortait, et toute la maison respirait. Mais aujourd’hui les rideaux tombent, tristes et droits comme la pluie sur un dimanche de Pâques.
Pourtant il fait beau dehors, et ce n’est pas dimanche, c’est lundi, et Pâques et ses résurrections sont encore loin, bien loin, et Marinella ne pense pas. Elle ne réfléchit qu’une ombre, celle de sa silhouette chétive, dessinée par un rayon de soleil immiscé dans l’ajour de ses rideaux tirés. C’est une ombre qui s’étire, qu’un nuage opacifie et fait disparaître, et qui renaît au retour d’un rai de lumière. Plus sombre et plus nette maintenant sur le mur blanc, elle semble chercher la porte à tâtons, mais il n’y a pas d’issue pour l’ombre défaite qui vers midi se recroqueville sous la chaise d’où elle s’étire ensuite jusqu’au soir, appelée par les cendres, vers l’âtre froid qu’elle voudrait rejoindre. Cette ombre que le jour agite dans la pièce, c’est l’esprit de Marinella, corps cousu de silence qui cherche à filer depuis des jours, depuis des mois, peut-être depuis toujours. Et sinon cet aplat sombre et flou qui se meut sur le mur, plus rien n’anime la maison.
Dehors le vent a forci et fait ployer l’arbre mort du jardin de Marinella vers le jardin de ses voisins. Des branches craquent. Leur petite barrière vient d’être repeinte et le toit du garage n’est pas loin, ils sont inquiets. Cette histoire de vent, ça sent la casse et la police d’assurance. Il serait plus prudent d’appeler les pompiers. Et dis-voir en passant, j’y songe, ça fait une éternité, non, qu’on n’a pas vu Marinella ?
Un soir, rentrée de sa promenade quotidienne dans le parc où elle allait d’un pas tranquille sans être vue des gens qui çà et là bavardaient par grappes, se sentant étrangement essoufflée, Marinella s’était assise dans la chaise du salon. Elle avait allumé la télévision, mais lui avait tourné le dos pour observer, sur le lac de Côme, les avions qu’elle comptait en imaginant les vies de ceux qu’ils emmenaient à d’autres vies. Et depuis, assise sur sa chaise, elle attend qu’on la détache de cette ombre folle qui dans autour d’elle, et qu’on pose enfin son nom sur une tombe.
Quand l’arbre fut abattu, les pompiers ont pénétré dans la maison. C’était par l’autre fenêtre que le soleil couchant baignait alors le salon de sa lumière crépusculaire, jetant des flammes dans la chevelure intacte. Mais la première chose qu’ils ont vue en entrant dans la pièce, c’était encore l’ombre de Marinella qui se faufilait du sol au mur, l’ombre élastique et liquide incarnée de solitude. Puis ils l’ont vue elle, éblouie de lumière, cadavre momifié autour duquel tournait cette âme en robe noire qui n’avait pu s’échapper, quand l’odeur même de la mort s’était dissipée depuis longtemps.
Le journaliste Marco Ventura croyait avoir bouclé l’article qui relatait ce fait divers quand il leva la tête et regarda par la fenêtre le soleil qui fondait dans le lac comme la flamme d’un cierge dans sa propre cire. Un peu plus haut sur la colline, il pouvait situer la maison de Marinella. Considérant qu’elle était restée là plus de deux ans sans que personne ne se soit soucié d’elle, il songea à l’isolement dans lequel elle avait vécu, et revenant à son clavier, il offrit aux lecteurs d’Il Messagero cette dernière phrase qu’ils liraient le lendemain : « La plus grande tristesse n’est pas que personne n’ait remarqué sa mort, la plus grande tristesse est que nul ne se soit aperçu qu’elle était vivante ».
Jean-Victor Brouchoud