Ma chère cuillère noire (Véronique Mabut)

 

Ma chère cuillère noire

Depuis que tu as mystérieusement disparu, nous sommes deux à nous souvenir régulièrement de toi. Moi, qui pourtant te méprisais cordialement durant toute mon enfance, et ta veuve, notre chère fourchette noire, qui se sent bien seule maintenant dans le pot des ustensiles. Bien qu’elle soit la vénérable doyenne de ma cuisine, sa discrétion ne lui permet pas de profiter du respect que tous lui devraient, c’est tout juste si on se souvient qu’elle est encore là, toujours prête, après bien plus d’un demi-siècle de bons et loyaux services.

Alors, puisqu’aujourd’hui l’occasion m’est donnée de te rendre l’hommage que tu mérites, laisse-moi te dire que nos salades de carottes n’ont plus le même goût, depuis que tu n’es plus là pour les touiller, par ta danse joyeuse avec ta compagne. Pas plus tard qu’il y a une heure, ta veuve a officié en compagnie d’une bête cuillère en inox, semblable aux onze autres du tiroir à services. Et bien ma salade n’avait pas d’allure avec ce couple désassorti pour la mélanger.

Toi, tu étais unique. Pas très longue, en bois noir, de l’ébène peut-être, tu avais tellement servi que le frottement au fond des saladiers avait usé ton bord, donnant à ton arrondi une forme asymétrique. Le reste de ma famille te trouvait pitoyable, tout comme moi, il y a longtemps. La vénération que je vous portais à toi et ta moitié date du jour où vous avez passé du statut de vieux ustensiles désuets à celui de souvenir de mes grands-parents, lorsque je vous ai récupérés dans leur appartement que je devais vider. Pourquoi vous, plutôt que nombre d’autres objets bien plus précieux ? Peut-être justement parce que nulle part ailleurs, je n’avais jamais vu de petits couverts à salade en bois noir, tout usés.

Alors voilà, ma regrettée cuillère, ta disparition reste une énigme. Un des membres de ma famille, te trouvant trop mal en point, t’a peut-être jetée, sans oser me le dire et en espérant que je ne m’apercevrais pas de ton absence. Ou alors, t’étais-tu égarée dans un tas d’épluchures vidées au compost sans que tu parviennes à signaler ta présence.

Où que tu sois, je t’envoie mes meilleures pensées et j’espère que tu me pardonneras de ne jamais t’avoir fait savoir combien je tenais à toi, au temps où tu brassais ma salade.

Bien à toi.

Véronique Mabut

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