A dix ans, Bernard est comme beaucoup d’autres garçons de son âge: l’école ne l’intéresse que très moyennement. Les sports en général et plus particulièrement le football retiennent bien mieux son attention. Cela, jusqu’au jour où son instituteur tombe malade et est remplacé par Mademoiselle Eloïse. Le changement est radical chez tous les élèves, surtout les garçons. Leur assiduité atteint subitement des sommets inégalés. Il faut dire que Mademoiselle Eloïse a des arguments très convaincants. Outre une chevelure blonde qui ondule sur des épaules dénudées, elle a des yeux bleu vitrail qui vous transpercent et vous envahissent, même si, la plupart du temps, ce ne sont pas les yeux que regarde Bernard mais bien l’accueillante poitrine qui peine à se tenir à l’intérieur d’un décolleté affolant. Lorsque Mademoiselle Eloïse se penche sur le travail de Bernard, c’est l’apnée incontrôlable jusqu’au moment où elle plisse le front et secoue la tête négativement, ce qui fait bien sûr s’agiter sa chevelure mais instille le désespoir dans le coeur de Bernard.
– Mais enfin, Bernard, comment peux-tu…
Ainsi commencent les remarques de Mademoiselle Eloïse car, il faut bien le dire, le retard scolaire accumulé pour cause de pensées sportives est de taille et particulièrement en orthographe. Bernard se débrouille tant bien que mal dans les autres branches, mais l’orthographe reste un grand mystère pour lui. Impossible de se souvenir des quelques règles laborieusement apprises et surtout, il choisit toujours la mauvaise solution lorsque plusieurs possibilités s’offrent à lui: un «s» ou deux? «Au» ou «eau»? «Ent» ou «ant»? Pourtant, il aime bien lire. Il passe beaucoup de temps à la bibliothèque pendant les poses de midi. Seulement voilà, rien n’y fait. Lorsqu’il écrit, tout se mélange, le doute s’installe et Mademoiselle Eloïse secoue sa blonde chevelure pour lui signifier sa désolation devant tant d’incapacité. Elle ne le blâme pas, ne se moque pas de lui mais corrige ses écrits en soupirant. Bernard n’en peut plus de la décevoir. Il veut que cela change, il veut forcer l’admiration, il veut amener enfin un sourire sur les lèvres si rouges de Mademoiselle Eloïse. Il y pense jour et nuit. Il se sent prêt à tout pour s’améliorer.
Un soir où l’orage menace, après les cours, oubliant le foot et les copains, il retourne à la bibliothèque. Elle est déserte, à part une vieille dame derrière le comptoir qui le regarde d’un air étrange. Dehors, l’orage se rapproche. Ce n’est pas la bibliothécaire habituelle et, sans savoir pourquoi, Bernard engage la conversation. Il parle de football, bien sûr, puis arrive rapidement au sujet qui le préoccupe vraiment: l’orthographe. La vieille dame, qui n’a pas ouvert la bouche, sourit, quitte son comptoir et prend la main de Bernard qui se laisse emmener sans méfiance. Ils se dirigent vers le fond de la bibliothèque, dans un recoin assez sombre que Bernard n’avait jamais remarqué. La vieille dame s’arrête enfin devant une étagère poussiéreuse, s’empare d’un livre ancien et très épais. Il a une couverture en cuir décorée d’enluminures bizarres. Une forte pluie s’abat maintenant sur le toit du bâtiment. Les éclairs et le tonnerre se succèdent. La vieille dame tend cérémonieusement le précieux livre à Bernard. Toujours souriante elle s’éloigne sans avoir prononcé la moindre parole. Bernard ouvre le livre au hasard. Sur la page jaunie, des lettres de l’alphabet de toutes dimensions, de toutes couleurs, se mettent en mouvement et commencent, sans quitter la page, une danse envoûtante. Semblant répondre à ce phénomène, les éléments se déchaînent au dehors, plongeant la ville dans une obscurité quasi totale. Le livre, lui, devient lumineux et les lettres tourbillonnent à une vitesse folle sous les yeux de Bernard, complètement hypnotisé.
Combien de temps cela dure-t-il? Le jeune garçon n’en a aucune idée. Il remet le livre à sa place et quitte la bibliothèque comme un automate. La vieille dame a disparu, le soleil brille à nouveau. Il rentre chez lui, mange sans dire un mot et va se coucher sous le regard perplexe de ses parents.
Le lendemain, Bernard se rend en classe comme d’habitude. La blonde chevelure accueille les élèves et annonce, en le regardant d’un air compatissant, la récitation d’orthographe. Bernard blêmit. Il ne supporte plus les soupirs désespérés. En recevant sa feuille, il répond au sourire encourageant et se met au travail. Dès les premières phrases, il se rend compte que tout est trop facile. Il pense avoir une copie spéciale en voyant ses camarades ronger leurs porte-plumes mais un discret coup d’oeil sur la copie de son voisin le rassure: ils ont la même. Hélas, le coup d’oeil n’a pas échappé à Mademoiselle Eloïse. Elle ne dit rien. Bernard remplit sa feuille sans aucune difficulté et rend son travail avant tout le monde. Un regard accusateur le remplit d’angoisse.
– Je t’ai vu! Tu as triché!
– Non, Mademoiselle, je vous assure que… balbutie-t-il au comble du désespoir.
– Retourne à ta place!
Le ton autoritaire inhabituel fige la classe dans un silence de marbre et Bernard rejoint son pupitre hagard et défait. Il observe Mademoiselle Eloïse qui lit sa feuille, se lève, se dirige vers son voisin qui n’a pas dépassé la moitié du travail, lève un sourcil étonné, compare encore les deux feuilles puis retourne à son bureau. «Ça alors!» sont les seules paroles qu’elle prononce. Tout est parfaitement juste dans son travail et Mademoiselle Eloïse, enfin persuadée de son honnêteté, ne tarit pas d’éloge sur ses progrès fulgurants. Bernard est aux anges. Il se remplit des sourires et des yeux de son institutrice. Pendant quelques jours, il est sur un nuage, faisant l’admiration de tous. On parle même de lui au directeur de l’école qui vient personnellement constater le prodige en lui posant quelques questions bien difficiles.
Hélas, toute médaille a son revers et Bernard constate avec amertume que Mademoiselle Eloïse ne se penche plus autant qu’avant sur son travail. Elle lui sourit toujours, certes, mais plus d’apnées délicieuses. Elle s’occupe des camarades qui ont bien plus de peine que lui. La situation est cruelle car il ne peut tout de même pas se tromper volontairement pour retrouver l’attention d’avant. Heureusement, son tourment prend fin au retour de l’instituteur malade. Au moment du départ, Mademoiselle Eloïse, émue, adresse quelques encouragements et remerciements à la classe assemblée autour d’elle puis se dirige vers Bernard, plonge son regard dans le sien, lui offre un large sourire et dépose sur chacune de ses joues un léger baiser.
– Continue comme ça, Bernard!
– Oui… M… M… Mademoiselle!
Bien des années plus tard, Bernard, devenu journaliste littéraire puis animateur de télévision, soulèvera la haine autant que l’admiration de millions de téléspectateurs en proposant des dictées truffées de pièges et d’exceptions. Il gardera toujours une pensée particulière pour Mademoiselle Eloïse .