Sérieusement comment font-ils ?
Naître et grandir dans un milieu aussi hostile, atypique, avec une communauté très enracinée dans une culture que je dirais sauvage. D’ailleurs, comment distinguer dans cet endroit une mort dite naturelle ou de nature criminelle ? Est-ce que c’est du fait de la nature, du climat rude, ou des animaux sauvages ou des humains, encore sauvages eux aussi ?
Je viens de la métropole et j’ai été muté dans ce pays merdique pour des raisons disciplinaires. Vous comprenez donc aisément ma souffrance et, surtout, ma difficulté à m’adapter à cette nouvelle situation. Etant spécialisé dans les affaires de meurtres en tous genres, le commissaire divisionnaire m’a tout de suite collé avec un autochtone qui est sensé m’apprendre les rouages du métier. Mon binôme s’appelle l’inspecteur Alfred Mazoale, que j’ai eu du mal à cerner au départ, mais que j’ai pu apprivoiser au fil du temps. L’inspecteur Mazoale est, bien sûr, du coin. Tellement du coin que, dès qu’il se pointe dans un endroit, que ce soit un bar miteux ou un hôtel cinq étoiles, on l’accueille avec autant d’enthousiasme et de respect. Je suis heureux d’avouer que travailler ou traîner avec un gars comme lui ouvre bien des portes. J’ai compris vite que l’habit ne fait pas le moine. En apparence, Mazoale ne paie pas de mine : un ensemble en cuir noir tellement vieilli par le soleil que l’on voit des craquelures partout sur les parties saillantes. Comment peut-il supporter la chaleur caniculaire toute l’année habillé de la sorte ?
Son odeur est pourtant bien masquée par une forte émanation de tabac, d’encens du pays qu’il inhale, qu’il fume ou qu’il trimbale avec lui. Il y a beaucoup de choses qui m’intriguent concernant mon co-équipier, mais je m’abstiens, car avec Mazoale, un bonjour et un au-revoir, c’est déjà de trop. Il fonctionne beaucoup plus en langage des signes. Une tape dans le dos pour signifier qu’il apprécie, un pouce levé pour dire qu’il est d’accord, un clin d’œil pour prévenir qu’il va agir, un rictus en coin pour montrer qu’il est de bonne humeur.
Comment cet homme s’était-il acquis la sympathie de tout le monde, aussi bien des femmes que des hommes, et à des kilomètres à la ronde ?
J’ai compris justement comment lors de notre première affaire de meurtre. Le village où avait eu lieu l’homicide se trouvait à trente kilomètres de la capitale. L’état des routes nous avait beaucoup retardé, il nous avait fallu cinq heures pour arriver sur les lieux, heureusement notre chauffeur avait anticipé notre heure de départ, presque aux aurores.
Un chauffeur assez loquace qui connaissait bien l’inspecteur Mazoale. Il disait que : « Quand Mazoale débarque sur un lieu de crime, il n’y vient pas uniquement pour constater, mais il y vient pour le résoudre. Un meurtre avec lui trouve un dénouement certain et le jour même de sa venue ». J’avais donc hâte de le voir à l’œuvre.
A peine sorti de la voiture, la famille de la victime a accouru vers lui, en lui témoignant sa joie que l’enquête lui soit confiée et tout le tralala d’usage. L’inspecteur Mazoale m’a fait signe de le suivre et un doigt sur la bouche pour me dire de faire silence. Dans une situation pareille, je n’ai rien non plus à dire.
On est entré dans la case familiale et l’odeur du cadavre était horriblement forte, si forte que ça me prenait directement à la gorge et à l’estomac. Je commençais à ressentir un malaise, des sueurs froides, les mains moites, des tremblements dans les membres, c’était carrément l’intoxication !
A ce moment-là Mazoale a compris ce qui m’arrivait, il m’a tendu une feuille qu’il m’a demandé de mâcher au plus vite. Le goût était amer et l’odeur assez prenante en bouche mais dans l’état où j’étais, il m’aurait tendu n’importe quoi je l’aurais avalé sans me poser de questions. L’effet de cette plante était hallucinant, les symptômes se sont volatilisés, j’ai pu recommencer le travail et il a fallu que je reprenne vite mes esprits car la suite des évènements a été des plus inattendues.
L’inspecteur Mazoale s’est changé, il a mis une tunique blanche, une couronne de plume, une corne de bélier en collier et toute une scène de rituel vaudou s’est mise en place sous mes yeux. La famille avait tout prévu, l’un apportait l’alcool local, l’autre un bol d’eau, du miel, de la terre blanche, du tabac etc.
Le tambour a commencé à battre, les femmes chantaient, la fumée montait et j’étais comme emporté dans un rêve, comme si je n’étais plus moi-même. Nous voilà embarqués dans un monde que je ne connaissais pas où l’inspecteur Mazoale était devenu un marabout ou un sorcier.
Je m’interrogeais. Comment pourrait-on résoudre une affaire de meurtre de cette façon ? Pas de médecin légiste, pas d’expertise à faire, et quel genre de procès-verbal on pourrait dresser dans ce cas ? J’étais en totale remise en question de mes nombreuses années d’études policières.
Avec les incantations, les chants, les rituels qui, je dois le dire, ont duré plus de deux heures, le mort s’est réveillé !!! Oui, je vous dis que le mort s’est bien réveillé. J’étais au bord de l’évanouissement quand une femme m’a tendu un verre d’eau. J’étais mal, j’étais totalement choqué par cette première fois qui m’est restée et me restera en mémoire toute ma vie. Depuis le coin de la case où j’étais assis, je contemplais la scène : l’inspecteur Mazoale discutant tranquillement avec UN MORT, sa femme et ses enfants autour.
Voyez-vous plus simple pour résoudre une affaire de meurtre que d’interroger le mort lui-même ?