Le pull rouge
Dans ma mémoire, maman n’était jamais assise pendant la journée. Quand elle ne faisait pas le ménage chez nous ou chez les autres, elle s’occupait du jardin potager, des confitures, du poulailler avec les poules, les lapins, les canards, de la lessive, du repassage, de remplir en hiver les poêles à mazout, de rentrer le bois pour le fourneau de la cuisine etc. Quand, en rentrant, on la voyait assise, c’est que quelque chose n’allait vraiment pas. Le soir pourtant, elle s’octroyait quelques instants devant la télé, lorsque tout était en ordre, la cuisine rangée, la gamelle pour mon père prête pour le lendemain. Et là encore, pas question d’être inactive. Les aiguilles se mettaient en branle avec leur cliquetis caractéristique. J’aimais ces moment où j’écartais les mains, tenant un écheveau de laine qui devenait une pelote prête à être tricotée.
Parmi les multiples pulls, gilets, chaussettes qu’elle confectionnait, il en est un qui occupe une étrange place dans ma mémoire. C’était un pull rouge, de ce rouge de fêtes, le rouge du drapeau suisse, le rouge du manteau du Père Noël. Une frise blanche sur la poitrine qui se retrouvait sur les manches contenait des rennes brun clair. J’ai adoré ce pull dès que je l’ai vu prendre forme sous les doigts experts. Les essayages me remplissaient de bonheur et d’impatience. Enfin, un jour, j’en ai pris possession. Je pense même que je voulais dormir avec. A l’école, il faisait sensation. Je voyais bien les regards envieux.
Les hivers se sont succédés, j’ai grandi et mon pull aussi puisque maman continuait de tricoter pour rallonger les manches et le bas. Je l’ai porté fièrement jusqu’au jour où Christiane B., une jolie jeune fille de la classe parallèle qui occupait les pensées de nombre d’entre nous m’a croisé dans le préau et m’a lancé: « Et voilà Pinton avec son éternel pull rouge ! ». Ce jour-là, une partie de mon enfance heureuse a été déchirée et piétinée par cette phrase assassine. J’ai continué à mettre mon pull rouge, ne serait-ce que pour le sourire de maman, mais seulement à la maison. Il a fini sa vie dans l’armoire à produits destinés au cirage des parquets. Il siège depuis lors dans un coin de ma mémoire, un coin tapissé de douceur et de tendresse.
Alvise Pinton